Interdiction du port de signes convictionnels : sous quelles conditions ?

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Un employeur, qu’il soit du secteur privé ou public, peut mettre en place une règle interdisant le port de signes convictionnels au sein de son organisation. Il devra toutefois veiller à respecter certaines conditions afin d’éviter toute discrimination.


Récemment, deux décisions de justice ont confirmé qu’un employeur peut prévoir une interdiction de port de signes convictionnels. Moyennant le respect de certaines conditions, l’interdiction est jugée comme étant non discriminatoire.

Ces deux décisions ont été rendues dans le cadre de litiges impliquant des employeurs du secteur public mais se basent sur les enseignements tirés de précédentes décisions mettant en cause des employeurs du secteur privé.

Les conditions auxquelles devront être attentifs les employeurs dépendent en tout cas du caractère direct ou indirect de la différence de traitement qui découle de la règle relative au port de signes convictionnels.

1. Différence de traitement directe

Interdire le port de signes convictionnels « ostentatoires et de grande taille » pourrait constituer une discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions dans le sens où une ou plusieurs religions ou convictions déterminées seraient clairement visées.

On parle de discrimination directe lorsqu'une différence de traitement non suffisamment justifiée est fondée directement sur un critère protégé (âge, orientation sexuelle, état civil, convictions religieuses ou philosophiques,…).

Pour que l’interdiction visant certaines convictions philosophiques ou religieuses ne soit pas considérée comme une discrimination directe, la différence de traitement découlant de cette interdiction doit alors être justifiée par une exigence professionnelle essentielle et déterminante.

On est en présence d’exigence professionnelle essentielle et déterminante lorsque :

- une caractéristique déterminée, liée notamment à la conviction religieuse ou philosophique, est essentielle et déterminante en raison de la nature des activités professionnelles spécifiques ou du contexte dans lequel elles sont exécutées ;

 - l’exigence repose sur un objectif légitime et est proportionnée par rapport à celui-ci.

Comme il revient au juge de vérifier, au cas par cas, la validité de cette justification, la prudence doit rester de mise.

Pour que l’interdiction du port de signes convictionnels ne puisse pas être considérée comme constituant une discrimination directe, il faudrait qu’elle vise le port de tout signe de convictions, philosophiques ou religieuses. De cette manière, l’interdiction concernerait indifféremment toute manifestation de convictions et traiterait de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise, en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, une neutralité vestimentaire. Il faudra en outre que la règle prévoyant cette interdiction soit appliquée de la même manière pour tout le monde.

2. Différence de traitement indirecte

D’apparence neutre, la règle visant l’interdiction du port de tout signe de convictions philosophiques ou religieuses pourrait constituer une discrimination indirecte s’il est établi qu’elle désavantage, dans les faits, les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données par rapport à d’autres.

On parle de discrimination indirecte lorsque l'employeur fait une différence de traitement à première vue neutre (c'est-à-dire non directement discriminatoire) mais qui, en tant que telle, a un effet préjudiciable sur les personnes appartenant à un groupe visé spécifiquement par un critère protégé.

Pour être considérée comme non discriminatoire, il faudrait que :

  • la règle soit justifiée par un objectif légitime ;
  • les moyens utilisés pour réaliser cet objectif soient appropriés et nécessaires ;
  • la règle soit appliquée de manière cohérente et systématique.
  • la règle réponde à un besoin véritable de l’employeur.

2.1. Objectif légitime

Peuvent notamment être considérés comme des objectifs légitimes justifiant une telle interdiction : assurer la sécurité dans l’entreprise, assurer la sécurité des tiers ou encore garantir une politique de neutralité.

Concernant la politique de neutralité, la jurisprudence constante de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) considère qu’une telle politique constitue un objectif légitime si elle n’affecte que les travailleurs en contact avec le public ou les clients. Cette jurisprudence concernait à chaque fois des employeurs du secteur privé.

Dans son arrêt du 28 novembre 2023, la CJUE a été amenée pour la première fois à traiter une question relative à l’interdiction généralisée du port de signes convictionnels dans le secteur public et à se prononcer sur la politique de neutralité.

La CJUE précise avant tout que les Etats membres disposent d’une marge d’appréciation dans la conception de la neutralité du service public qu’ils veulent promouvoir sur le lieu de travail. Ensuite, la CJUE estime qu’une « politique de neutralité exclusive » imposée par une administration publique à ses travailleurs, en fonction du contexte propre qui est le sien et dans le cadre de ses compétences, en vue d’instaurer un environnement administratif totalement neutre peut être considérée comme poursuivant un objectif légitime.

Inversement, la CJUE reconnait que peut poursuivre un objectif légitime une « politique de neutralité inclusive » qui prévoit l’autorisation générale et indifférenciée du port de signes convictionnels au sein de l’administration publique, y compris dans les contacts avec les usagers.

Le point sur lequel la CJUE est plus large avec le secteur public qu’avec le secteur privé est celui de l’étendue de cette politique de neutralité. Pour les employeurs publics, la CJUE accepte qu’ils adoptent une règle interdisant à l’ensemble du personnel le port de signes convictionnels quelle que soit leur fonction et ce, même s’ils n’ont pas de contact avec le public (travailleurs « back office »). Alors que pour les employeurs privés, la CJUE a toujours décidé jusqu’à présent que la politique de neutralité ne peut impacter que les travailleurs en contact avec le public (travailleurs « front office »).

2.2. Moyens appropriés et nécessaires

L’existence d’un objectif légitime ne permet pas à lui seul de justifier l’interdiction du port de signes convictionnels. Encore faut-il que la règle prévoyant l’interdiction contribue à atteindre l’objectif d’une manière appropriée et efficace. Une règle qui, en comparaison avec d’autres, ne contribuerait que partiellement à atteindre cet objectif ne serait pas appropriée.

Par ailleurs, l’interdiction du port de tout signe convictionnel doit se limiter au strict nécessaire par rapport à l’ampleur des conséquences défavorables que l’employeur cherche à éviter en mettant en place une telle interdiction. Une règle est considérée comme nécessaire s’il n’existe aucune alternative, moins radicale et portant moins atteinte à un droit fondamental, qui permette d’atteindre l’objectif de la même manière.

Pour apprécier la proportionnalité entre les moyens appropriés et l’objectif poursuivi, la CJUE invite les juridictions nationales à procéder à une mise en balance des intérêts et des droits en présence. C’est d’ailleurs ce qu’a fait la Cour de Travail de Bruxelles dans un arrêt récent. Dans cette affaire, la Cour a décidé que la décision prise par une administration communale de ne pas recruter une candidate refusant d’enlever son foulard pendant les heures de travail n’était pas une mesure discriminatoire. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a fait application de la récente jurisprudence de la CJUE et après avoir mis en balance les intérêts et les droits en cause, a jugé que l’interdiction du port de signes convictionnels, quels qu’ils soient, préserve un juste équilibre entre d'une part, le droit de la candidate à ne pas être discriminée en raison de sa religion et à pratiquer librement celle-ci et d'autre part, le droit de la Ville à mettre en œuvre sa politique de neutralité exclusive.

2.3. Application cohérente et systématique

L’objectif légitime invoqué doit être véritablement poursuivi par l’employeur et ce, de manière cohérente et systématique. Dans son arrêt du 28 novembre 2023, la CJUE juge que le port de tout signe, même de petite taille, serait de nature à remettre en cause la cohérence même de la politique de neutralité exclusive mise en place par l’autorité publique. Dès lors, la CJUE estime qu’aucune manifestation visible de signes convictionnels, quels qu’ils soient, ne doit être admise quand les travailleurs sont en contact avec les usagers du service public ou entre eux, afin qu’une telle politique puisse être cohérente au regard de l’objectif poursuivi.

La CJUE affirme qu’il appartient aux juridictions nationales de vérifier si cet objectif légitime est véritablement poursuivi de manière cohérente et systématique par l’employeur à l’égard de tous ses travailleurs. Dans l’arrêt précité de la Cour du travail de Bruxelles, il a été décidé que l’interdiction du port de signes convictionnels, quels qu’ils soient, à l’ensemble du personnel, s’inscrivait bien dans le cadre d'une politique de neutralité cohérente et systématique. La mesure prise par la Ville a été considérée comme étant apte à atteindre l’objectif légitime poursuivi et comme étant appropriée.

2.4. Besoin véritable de l’employeur

Dans l’arrêt du 28 novembre 2023, la CJUE n’a pas fait état de cette condition mais cette dernière reste d’application pour les employeurs du secteur privé.

Suivant cette condition, la règle entourant le port de signes philosophiques sur le lieu de travail doit également répondre à un besoin véritable de l’employeur. Pour établir l’existence d’un tel besoin, il y a lieu de tenir compte notamment des droits et des attentes légitimes des clients ou des usagers ou de prouver que, sans les restrictions imposées, l’employeur aurait connu des conséquences défavorables, compte tenu de la nature ou du contexte des activités.

3. Que retenir en pratique ?

Les employeurs peuvent prévoir l’interdiction du port de tout signe convictionnel pour assurer une politique de neutralité. Pour le secteur privé, cette interdiction doit s’appliquer uniquement pour les travailleurs en contact avec le public. Pour le secteur public, cette interdiction peut viser tous les travailleurs, qu’ils soient ou non en contact avec le public.

Pour être considérée comme non discriminatoire, cette interdiction doit pouvoir être justifiée par un objectif légitime et les moyens utilisés pour réaliser cet objectif doivent être appropriés et nécessaires.

En outre, la mise en œuvre de cette interdiction doit être cohérente et systématique. Pour le secteur privé, il faut également que la règle réponde à un besoin véritable de l’employeur.

L’employeur doit donc être prudent lorsqu’il formule une interdiction mais il doit aussi veiller à appliquer cette dernière en toute impartialité.   

 

Sources : C.J.U.E. (grande chambre), 28 novembre 2023, affaire C-188/22 ; C. trav. Bruxelles, 15 février 2024, R.G. 2023/AB/24 – 2023/AB/755.